Munzihirwa assassiné, Kataliko exilé, Mbogha frappé d’un ictus le jour de son installation. L’histoire des trois derniers pasteurs de l’archidiocèse de Bukavu |
par Davide Malacaria
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Il y a à Bukavu un lieu chargé de mémoire. Il se trouve sur la grande place, devant la cathédrale, mais un peu à l’écart, discret. Là, se trouvent côte à côte les tombes des trois derniers archevêques de Bukavu. Lieu de pèlerinage silencieux et continu des fidèles de la ville. «Je crois qu’il n’y a pas d’autre diocèse en Afrique et peut-être dans le monde où se soient succédé en douze ans quatre évêques», fait remarquer don Justin Nkunzi, responsable de la Commission justice et paix de Bukavu, en faisant allusion au tribut que l’archidiocèse a dû payer à la guerre. Les prédécesseurs de l’actuel archevêque ont en effet eu une histoire vraiment singulière qu’il vaut la peine de raconter, au moins à grands traits.
En octobre 1996, la tension était extrême, explique le père Sebastiano Amato, alors économe du diocèse de Bukavu. Mgr Christophe Munzihirwa cherchait par tous les moyens à calmer les esprits, à tranquilliser, à mettre en sécurité les personnes menacées. Il dénonçait aussi publiquement les manoeuvres qui étaient en train de plonger le Congo dans une guerre qui s’annonçait sanglante. Il y avait eu ce jour-là un pilonnage de la ville qui s’était poursuivi durant la nuit mais cela n’avait pas arrêté Mgr Munzihirwa. Il avait, entre autres, caché en lieu sûr des sœurs tutsies que l’excitation des esprits avait mises en danger. Le matin du 29 octobre, les Rwandais avaient pris Bukavu. Mgr Munzihirwa était sorti, comme d’habitude, pour réconforter les gens. Sa voiture fut arrêtée à un barrage militaire et il descendit, crucifix en mains. Les soldats hésitèrent. Des témoins oculaires rapportent que certains d’entre eux parlèrent dans un émetteur-récepteur comme pour demander des instructions. Puis on fit approcher l’évêque d’une grille, on lui donna l’ordre de s’agenouiller et on le tua d’un coup à la tête. Il y a encore cette grille dans un angle de la place qui a été rebaptisée place Munzihirwa avec une belle photo de l’archevêque qui sourit, content.
En mai 1997, Emmanuel Kataliko est appelé à assumer la charge d’archevêque de Bukavu. Il arrive dans cette ville au plus fort de la guerre. Il parle haut, Mgr Kataliko, pour essayer de couvrir le fracas des armes, pour faire connaître au monde les atrocités qui sont en train d’anéantir son peuple. Ses lettres, en particulier, sont des accusations régulières contre les puissants de la terre, des demandes d’aide, des exhortations, adressées à ses fidèles, à prier Jésus, à avoir confiance en Lui. L’un des thèmes constants de ses écrits est la dénonciation de l’usage idéologique du génocide rwandais, lequel sert à justifier ce qui est en train de s’accomplir au Congo. Ainsi, dans une lettre adressée à l’épiscopat des États-Unis, écrite à la veille de Noël de 1998, il écrit: «Le régime de Kigali capitalise sans relâche sur le génocide [rwandais] en rappelant continuellement aux Occidentaux leur apathie et leur non-intervention face à cet événement». Et encore: «Nous nous demandons: seuls les vainqueurs peuvent-ils se réclamer victimes du génocide? Ou bien les vaincus peuvent-ils jouir aussi du droit de recours contre cette violation? Doit-on attendre que le massacre soit terminé pour qu’on parle de génocide? Mais puisque le génocide des Tutsis est considéré comme le seul vraiment important, ici, chez nous, il faudrait au moins en établir objectivement les responsabilités directes et indirectes, intérieures et extérieures, avant d’appuyer le groupe qui revendique l’exclusivité du génocide. Faut-il rappeler que cela a été le génocide des Rwandais, Hutus et Tutsis? D’une manière générale, la communauté internationale devrait pouvoir éviter que le génocide, qui se vend tellement bien aujourd’hui, ne soit parfois planifié ou toléré en vue d’en tirer profit». Et il se plaint ailleurs de la surdité de la communauté internationale: «Le monde fait sourde oreille parce qu’une idéologie plus grande a été mise en circulation, à côté de laquelle tout le reste est relatif. Le génocide devenu “idéologique” fonctionne alors comme un chèque en blanc offert par l’administration actuelle des États-Unis aux pouvoirs actuellement en place au Rwanda et en Ouganda pour faire n’importe quoi à toutes les communautés environnantes et en toute impunité».
Des accusations circonstanciées que celles du prélat qui, à plusieurs reprises, demande que lumière soit faite sur ce qui s’est réellement produit au Rwanda, en rappelant, entre autres, comment ce sont les États-Unis qui influencèrent la résolution du 27 avril 1994 laquelle, en pratique, mit fin à la mission de l’ONU, laissant aux bouchers hutus pleine liberté d’action. Et, en octobre 1999, il écrit au sujet toujours des responsabilités réelles du massacre rwandais. «Personne ne peut justifier le génocide qui a eu lieu au Rwanda en 1994. Encore que les véritables responsabilités n’en soient pas établies jusqu’ici. Nul ne veut dire qui a appuyé sur le détonateur: qui a tué Habiyarimana [le président rwandais assassiné le 6 avril 1994]». À ce sujet, et maintenant nous passons des lettres de Kataliko aux tribunaux pénaux, la magistrature française a récemment arrêté Rose Kabuye, une étroite collaboratrice du président rwandais Paul Kagame.
Autre thème constant dans les dénonciations de Kataliko, les intérêts étrangers qui se trouvent derrière la guerre, en particulier ceux des États-Unis. Et la spoliation des richesses naturelles au profit des multinationales. À la veille de Noël 1999, il écrit: «Des pouvoirs étrangers, avec la collaboration de certains de nos frères congolais, organisent des guerres avec les ressources de notre pays. Ces ressources, qui devraient être utilisées pour notre développement, pour l’éducation de nos enfants, pour guérir nos malades, bref, pour que nous puissions vivre d’une façon plus humaine, servent pour nous tuer».
Toujours plus alarmé par les assassinats d’hommes d’Église, il écrit en mai 1999 que l’Église est désormais devenue «une cible», et qu’est en train de se déployer dans le pays une «stratégie qui vise à détruire tout ce qui est considéré par le peuple comme sacré». Une constatation qui revient dans sa lettre la plus dramatique, celle qu’il a écrite à la veille de Noël 1999: «Notre Église n’est pas épargnée», écrit-il. «Nombre de paroisses, des presbytères, des couvents ont déjà été saccagés. Des prêtres, des religieux, des religieuses sont frappés, torturés er même tués parce qu’ils dénoncent l’injustice flagrante dans laquelle est plongé le peuple, condamnent la guerre et prônent la réconciliation, le pardon et la non-violence». Puis encore, vers la fin de la lettre: «Nous, nous engageons avec courage, avec un esprit ferme, avec une foi inébranlable, à être à côté de tous les opprimés et, si nécessaire, jusqu’au sang […] L’Évangile nous pousse à récuser la voie des armes et de la violence pour sortir des conflits. C’est au prix de nos souffrances et de nos prières que nous mènerons le combat de la liberté et nous amènerons aussi nos oppresseurs à la raison et à leur liberté intérieure». Un témoignage de foi aussi clair qu’émouvant qui, dans les mains des professionnels de la manipulation, devient tout autre chose: Mgr Kataliko est accusé de fomenter la haine et d’inciter à un nouveau génocide. C’est pourquoi les autorités du RCD le déclarent persona non grata. Le 12 février 2000, l’évêque prend le chemin de l’exil.
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Pour le diocèse, c’est un coup très dur. Les prêtres, locaux et missionnaires, se réunissent chaque semaine, lancent des appels pour dénoncer les violations des droits de l’homme perpétrées dans le pays et pour demander le retour de leur pasteur. De l’étranger aussi, et en particulier du Vatican, arrivent des appels en faveur de Kataliko, lequel, explique le xavérien Franco Bordignon, est obligé, même en exil (à Butembo, dans le nord-est du Congo) de changer de maison tous les jours pour raisons de sécurité. Le 14 septembre, le prélat peut finalement revenir dans son diocèse. Le père Gianni Brentegani, supérieur des xavériens de Bukavu, se rappelle bien ce jour: la nouvelle qui vole de bouche en bouche, les cloches qui sonnent à toute volée, la joie sans bornes des fidèles. «Malheureusement, cela a duré peu de temps», poursuit le xavérien, «seulement quelques jours, puis le Seigneur nous l’a enlevé de nouveau». Il soupire en disant qu’il est vrai que les voies du seigneur ne sont pas les nôtres. Kataliko est appelé quelques jours plus tard à Rocca di Papa, près de Rome, à participer à un Synode pour l’Afrique. Le 4 octobre il meurt frappé d’infarctus.
Il est difficile de rencontrer quelqu’un à Bukavu qui, au fond de lui-même, ne pense pas que Mgr Kataliko a été empoisonné. Mais naturellement nous sommes dans le domaine des suppositions sans fondement. Ce qui est sûr, c’est que les adversités et le long exil n’ont pas fait de bien au cœur du prélat. Il est ainsi difficile de donner tort à tous ceux qui, nombreux – presque tous les fidèles du diocèse – le rapprochent dans le martyre de Mgr Munzihirwa.
On rapproche aussi de ses prédécesseurs Mgr Charles Mbogha Kambale qui, en mars 2001, est appelé à succéder à Kataliko. Par un étrange coup du sort, le jour de son entrée dans le diocèse de Bukavu, le prélat est frappé d’un ictus. Une maladie qui le tient éloigné de ses fidèles pratiquement jusqu’à sa mort, en octobre 2005.
Des histoires qui racontent de tristes destins, selon l’optique du monde, une prédilection particulière, selon les desseins de Dieu qui, comme le dit le père Brentegani, ne sont pas les nôtres.
4 juin 2009
Au fil des jours